mercredi 10 avril 2013

L’affaire Cahuzac n’existe pas Par JEAN-JACQUES DELFOUR pour Libération


Le mensonge avoué du ministre du Budget est trop beau pour être significatif. En trois mois à peine, le ministre a résisté puis s’est effondré, accablé par les preuves. Il avait affronté «les yeux dans les yeux» le regard perçant du journaliste et avait su éviter son gourdin. Tous le vouent désormais aux gémonies. Un nouveau pacte discret réunit la classe politique : l’amour ardent de la vérité. D’où la précipitation dans sa mise au ban ; d’où l’insistance du chœur des âmes vertueuses : le crime ne paie pas, etc. Ce conte de printemps est un symptôme : il n’y a d’intérêt pour la vie privée que parce qu’il n’y a plus d’intérêt général ; l’exigence de probité privée est l’aveu que celle-ci est le seul terrain où l’homme politique a encore un peu de pouvoir ; elle est la reconnaissance implicite de l’impuissance publique.
 
Que reproche-t-on vraiment à Jérôme Cahuzac ? Non pas d’avoir fraudé fiscalement (qui s’en prive, dès lors qu’il en a les moyens ?), mais de l’avoir fait si maladroitement. Non pas d’avoir menti «devant la représentation nationale» (quel homme politique ne l’a jamais fait ?), mais de l’avoir fait sans avoir assuré ses arrières. Non pas d’avoir trompé ses proches, mais de l’avoir fait si naïvement et sans réfléchir aux conséquences au cas où il serait démasqué. Non pas de s’être contredit en actes et en paroles, mais de l’avoir fait sans vérifier préalablement la solidité de ses alibis. Le menteur confondu suscite utilement l’idée que tout n’est pas permis, que le mensonge a des limites, que la vérité existe même en politique.
L’affaire n’est pas si fâcheuse pour la classe politique : elle peut renverser ce mal en bien, pourvu qu’on ne réfléchisse pas globalement. La vérité dont il est question est en effet privée. Pendant ce temps, on n’interroge plus la vérité de la politique fiscale globale du gouvernement, c’est-à-dire son absence d’audace et d’efficacité. On se demande, comme s’il y avait là un fait majeur, si tel ministre est honnête dans sa vie privée. Que nous importe un tel souci bien pensant et puritain ! Nous voulons savoir non pas s’il a un compte en Suisse ou un appartement à la City, mais s’il fait une politique juste et efficace, s’il sert l’intérêt général.
L’affaire Cahuzac sert de diversion : plus on se soucie de l’honnêteté privée des hommes publics, plus on abandonne l’action publique à l’impuissance et à l’oubli. C’est aussi une stratégie générale. De même, le débat sur le mariage homosexuel sert de paravent à des actions autrement plus importantes. Qui s’intéresse à la réforme des collectivités territoriales qui risque de provoquer une concentration locale de pouvoir au point que les élus des communes rattachées à une métropole deviendront de simples exécutants d’une politique décidée par les partis dominants des villes dominantes ? Qui songe à demander des comptes au gouvernement socialiste quant à la faiblesse de ses actions concernant le caractère prédateur du système bancaire privé en Europe ? Qui pense encore aux détournements légaux de l’argent public ? Aux gaspillages ? Aux mesures qui favorisent les riches ? Qui s’intéresse à l’absence totale de techniques d’urgence face à une éventuelle catastrophe nucléaire en France, de plus en plus probable du fait du vieillissement des réacteurs et du fait de l’inexistence d’une Force d’action nucléaire rapide suggérée par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en janvier 2012 ?
L’affaire Cahuzac est une comédie, une opérette, une bouffonnerie grâce à laquelle on veut faire croire à la vérité en politique, et surtout distraire. Il a menti à la «représentation nationale», hurle-t-on l’air scandalisé, le sourcil outré ! Mais quelle est donc la vérité de cette Assemblée nationale ? La catégorie «cadres et professions intellectuelles» ne constitue que 15% de la population active ; et pourtant elle totalise à elle seule 73% des députés, 42% des conseillers régionaux, 48% des conseillers généraux et 66% des maires des communes de plus de 3 500 habitants. Les ouvriers ne représentent quant à eux que 0,6 à 1,4% de ces élus, alors qu’ils représentent 24% de la population active. Ensemble, ouvriers et employés, qui forment la majorité des actifs en France, ne représentent que 6 à 13% de ces catégories d’élus.
La réforme de 2011 des collectivités territoriales veut abaisser à 500 habitants le seuil (jusque-là de 3 500) à partir duquel serait obligatoire, pour les élections municipales, le scrutin à liste bloquée avec prime de 50%. Il est aisé d’imaginer les effets de personnalisation du pouvoir, la marginalisation des petites listes ou des individus qui ne veulent pas faire allégeance à des organisations (1).
Cette Assemblée nationale appartient en réalité à une mince couche de citoyens influents, habiles et, tous partis confondus, riches, ayant les mêmes intérêts de classe et n’ayant qu’une idée très vague de la vie réelle des millions de citoyens que l’on tente de distraire à coup de conte de fées ou de catastrophe inéluctable s’ils ne consentent pas à de nouveaux sacrifices. On a reproché à Sarkozy de raconter de jolies histoires, de faire du storytelling, de corrompre la politique par le conte. N’est-il pas visible qu’on nous sert le même soporifique avec «l’affaire» Cahuzac qui n’existe pas ? Dans les deux cas, le message est clair, quoique discret : l’intérêt général n’existe plus ; le souci de la vie privée en tient lieu. Qu’on nous lâche l’encéphale avec ces histoires de cabinet ! Que l’on refasse de la politique !
(1) Les sociologues s’invitent dans le débat, hors-série de la revue «Savoir/Agir», éd. du croquant, 2012.
Dernier ouvrage paru : «Petit abécédaire de haines salvatrices», Klincksieck, 2013.

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