jeudi 3 octobre 2013

Pussy Riot. Lettre du camp 14 de Mordovie...


CE LUNDI 23 SEPTEMBRE, j’entame une grève de la faim. C’est une méthode
extrême, mais je suis absolument certaine que, dans la situation où je me trouve,
c’est la seule solution.
La direction de la colonie pénitentiaire refuse de m’entendre. Mais je ne renoncerai
pas à mes revendications, je n’ai pas l’intention de rester sans rien dire et de
regarder sans protester les gens tomber d’épuisement, réduits en esclavage par les
conditions de vie qui règnent dans la colonie. J’exige le respect des droits de
l’homme dans la colonie, j’exige le respect des lois dans ce camp de Mordovie.
J’exige que nous soyons traitées comme des êtres humains et non comme des
esclaves.
Voici un an que je suis arrivée à la colonie pénitentiaire n°14 du village de Parts.
Les détenues le disent bien — « Qui n’a pas connu les camps de Mordovie n’a
pas connu les camps tout court». Les camps de Mordovie, j’en avais entendu
parler alors que j’étais encore en préventive à la prison n°6 de Moscou. C’est là
que le règlement est le plus sévère, les journées de travail les plus longues, et
l’arbitraire le plus criant. Quand vous partez pour la Mordovie, on vous fait des
adieux comme si vous partiez au supplice. Jusqu’au dernier moment chacune
espère – « peut-être, quand même, ce ne sera pas la Mordovie ? Peut-être que j’y
échapperai ? » Je n’y ai pas échappé, et à l’automne 2012 je suis arrivée dans
cette région de camps sur les bords du fleuve Parts.
La Mordovie m’a accueillie par la voix du vice-directeur en chef du camp, le
lieutenant-colonel Kouprianov, qui exerce de fait le commandement dans la colonie
n°14 : « Et sachez que sur le plan politique, je suis un staliniste.» L’autre chef
(ils dirigent la colonie en tandem), le colonel Koulaguine, m’a convoquée le premier
jour pour un entretien dont le but était de me contraindre à reconnaître ma faute.
« Il vous est arrivé un malheur. C’est vrai, non? On vous a donné deux ans de
camp. D’habitude, quand il leur arrive un malheur, les gens changent leur
point de vue sur la vie. Vous devez vous reconnaître coupable pour avoir
droit à une libération anticipée. Si vous ne le faites pas, il n’y aura pas de
remise de peine. »
J’ai tout de suite déclaré au directeur que je n’avais l’intention d’effectuer que les
huit heures de travail quotidiennes prévues par le Code du Travail. « Le Code du
Travail, c’est une chose, mais l’essentiel, c’est de remplir les quotas de
production. Si vous ne les remplissez pas, vous faites des heures
supplémentaires. Et puis, on en a maté des plus coriaces que vous, ici ! », m’a
répondu le colonel Koulaguine.
Toute ma brigade à l’atelier de couture travaille entre 16 et 17 heures par jour. De
7.30 à minuit et demie. Dans le meilleur des cas, il reste quatre heures de sommeil.
Nous avons un jour de congé toutes les six semaines. Presque tous les dimanches
sont travaillés. Les détenues déposent des demandes de dérogation pour travailler
les jours fériés, « de leur propre initiative », selon la formule employée. En réalité,
bien entendu, c’est tout sauf leur initiative, ces demandes de dérogation sont écrites
sur l’ordre de la direction du camp et sous la pression des détenues qui relaient la
volonté de l’administration.
Personne n’ose désobéir (refuser d’écrire une demande d’autorisation à travailler le
dimanche, ne pas travailler jusqu’à une heure du matin). Une femme de 50 ans avait
demandé à rejoindre les bâtiments d’habitation à 20 heures au lieu de minuit, pour
pouvoir se coucher à 22h et dormir huit heures ne serait-ce qu’une fois par
semaine. Elle se sentait mal, elle avait des problèmes de tension. En réponse, il y a
eu une réunion de notre unité où on lui a fait la leçon, on l’a insultée et humiliée, on
l’a traitée de parasite. « Tu crois que tu es la seule à avoir sommeil? Il faudrait
t’atteler à une charrue, grosse jument ! » Quand le médecin dispense de travail
une des femmes de la brigade, là encore, les autres lui tombent dessus : « Moi je
suis bien allée coudre avec 40 degrés de température ! Tu y as pensé, à qui
allait devoir faire le travail à ta place ? »
A mon arrivée, j’ai été accueillie dans ma brigade par une détenue qui touchait à la
fin de ses neuf ans de camp. Elle m’a dit : « Les matons ne vont pas oser te
mettre la pression. C’est les taulardes qui le feront pour eux.» Et en effet, le
règlement est pensé de telle façon que ce sont les détenues qui occupent les
fonctions de chef d’équipe ou de responsable d’unité qui sont chargées de briser la
volonté des filles, de les terroriser et de les transformer en esclaves muettes.
Pour maintenir la discipline et l’obéissance dans le camp, il existe tout un système
de punitions informelles: « rester dans la cour jusqu’à l’extinction des feux »
(interdiction d’entrer dans les baraquements, que ce soit l’automne ou même
l’hiver – dans l’unité n°2, celle des handicapées et des retraitées, il y a une femme à
qui on a amputé un pied et tous les doigts des mains : on l’avait forcée à passer une
journée entière dans la cour — ses pieds et ses mains avaient gelés), « barrer
l’accès à l’hygiène » (interdiction de se laver et d’aller aux toilettes), « barrer
l’accès au cellier et à la cafétéria » (interdiction de manger sa propre nourriture, de
boire des boissons chaudes). C’est à rire et à pleurer quand une femme de 40 ans
déclare « Allons bon, on est punies aujourd’hui ! Est-ce qu’ils vont nous punir
demain aussi, je me demande ? » Elle ne peut pas sortir de l’atelier pour faire
pipi, elle ne peut pas prendre un bonbon dans son sac. Interdit.
******
OBSÉDÉE PAR LE SOMMEIL, rêvant juste d’une gorgée de thé, la prisonnière
exténuée, harcelée, sale devient un matériau docile à la merci de l’administration,
qui ne voit en nous qu’une main-d’oeuvre gratuite. En juin 2013, mon salaire était de
29 roubles (moins d’un euro !). Alors que la brigade produisait 150 uniformes de
policier par jour. Où passe le produit de la vente de ces uniformes?

Aucun commentaire: