Le mensonge avoué du ministre du Budget est
trop beau pour être significatif. En trois mois à peine, le ministre a
résisté puis s’est effondré, accablé par les preuves. Il avait affronté
«les yeux dans les yeux» le regard perçant du journaliste et avait su
éviter son gourdin. Tous le vouent désormais aux gémonies. Un nouveau
pacte discret réunit la classe politique : l’amour ardent de la vérité.
D’où la précipitation dans sa mise au ban ; d’où l’insistance du chœur
des âmes vertueuses : le crime ne paie pas, etc. Ce conte de printemps
est un symptôme : il n’y a d’intérêt pour la vie privée que parce qu’il
n’y a plus d’intérêt général ; l’exigence de probité privée est l’aveu
que celle-ci est le seul terrain où l’homme politique a encore un peu de
pouvoir ; elle est la reconnaissance implicite de l’impuissance
publique.
Que reproche-t-on vraiment à Jérôme Cahuzac ? Non pas d’avoir fraudé
fiscalement (qui s’en prive, dès lors qu’il en a les moyens ?), mais de
l’avoir fait si maladroitement. Non pas d’avoir menti «devant la
représentation nationale» (quel homme politique ne l’a jamais fait ?),
mais de l’avoir fait sans avoir assuré ses arrières. Non pas d’avoir
trompé ses proches, mais de l’avoir fait si naïvement et sans réfléchir
aux conséquences au cas où il serait démasqué. Non pas de s’être
contredit en actes et en paroles, mais de l’avoir fait sans vérifier
préalablement la solidité de ses alibis. Le menteur confondu suscite
utilement l’idée que tout n’est pas permis, que le mensonge a des
limites, que la vérité existe même en politique.
L’affaire n’est pas si fâcheuse pour la classe politique : elle peut
renverser ce mal en bien, pourvu qu’on ne réfléchisse pas globalement.
La vérité dont il est question est en effet privée. Pendant ce temps, on
n’interroge plus la vérité de la politique fiscale globale du
gouvernement, c’est-à-dire son absence d’audace et d’efficacité. On se
demande, comme s’il y avait là un fait majeur, si tel ministre est
honnête dans sa vie privée. Que nous importe un tel souci bien pensant
et puritain ! Nous voulons savoir non pas s’il a un compte en Suisse ou
un appartement à la City, mais s’il fait une politique juste et
efficace, s’il sert l’intérêt général.
L’affaire Cahuzac sert de diversion : plus on se soucie de
l’honnêteté privée des hommes publics, plus on abandonne l’action
publique à l’impuissance et à l’oubli. C’est aussi une stratégie
générale. De même, le débat sur le mariage homosexuel sert de paravent à
des actions autrement plus importantes. Qui s’intéresse à la réforme
des collectivités territoriales qui risque de provoquer une
concentration locale de pouvoir au point que les élus des communes
rattachées à une métropole deviendront de simples exécutants d’une
politique décidée par les partis dominants des villes dominantes ? Qui
songe à demander des comptes au gouvernement socialiste quant à la
faiblesse de ses actions concernant le caractère prédateur du système
bancaire privé en Europe ? Qui pense encore aux détournements légaux de
l’argent public ? Aux gaspillages ? Aux mesures qui favorisent les
riches ? Qui s’intéresse à l’absence totale de techniques d’urgence face
à une éventuelle catastrophe nucléaire en France, de plus en plus
probable du fait du vieillissement des réacteurs et du fait de
l’inexistence d’une Force d’action nucléaire rapide suggérée par
l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en janvier 2012 ?
L’affaire Cahuzac est une comédie, une opérette, une bouffonnerie
grâce à laquelle on veut faire croire à la vérité en politique, et
surtout distraire. Il a menti à la «représentation nationale»,
hurle-t-on l’air scandalisé, le sourcil outré ! Mais quelle est donc la
vérité de cette Assemblée nationale ? La catégorie «cadres et
professions intellectuelles» ne constitue que 15% de la population
active ; et pourtant elle totalise à elle seule 73% des députés, 42% des
conseillers régionaux, 48% des conseillers généraux et 66% des maires
des communes de plus de 3 500 habitants. Les ouvriers ne représentent
quant à eux que 0,6 à 1,4% de ces élus, alors qu’ils représentent 24% de
la population active. Ensemble, ouvriers et employés, qui forment la
majorité des actifs en France, ne représentent que 6 à 13% de ces
catégories d’élus.
La réforme de 2011 des collectivités territoriales veut abaisser à
500 habitants le seuil (jusque-là de 3 500) à partir duquel serait
obligatoire, pour les élections municipales, le scrutin à liste bloquée
avec prime de 50%. Il est aisé d’imaginer les effets de personnalisation
du pouvoir, la marginalisation des petites listes ou des individus qui
ne veulent pas faire allégeance à des organisations (1).
Cette Assemblée nationale appartient en réalité à une mince couche de
citoyens influents, habiles et, tous partis confondus, riches, ayant
les mêmes intérêts de classe et n’ayant qu’une idée très vague de la vie
réelle des millions de citoyens que l’on tente de distraire à coup de
conte de fées ou de catastrophe inéluctable s’ils ne consentent pas à de
nouveaux sacrifices. On a reproché à Sarkozy de raconter de jolies
histoires, de faire du
storytelling, de corrompre la politique
par le conte. N’est-il pas visible qu’on nous sert le même soporifique
avec «l’affaire» Cahuzac qui n’existe pas ? Dans les deux cas, le
message est clair, quoique discret : l’intérêt général n’existe plus ;
le souci de la vie privée en tient lieu. Qu’on nous lâche l’encéphale
avec ces histoires de cabinet ! Que l’on refasse de la politique !
(1) Les sociologues s’invitent dans le débat, hors-série de la revue «Savoir/Agir», éd. du croquant, 2012.
Dernier ouvrage paru : «Petit abécédaire de haines salvatrices», Klincksieck, 2013.